Darwin n’a cependant jamais exclu la possibilité que d’autres transformations aient pu se faire selon un autre mécanisme. C’est précisément cette nouvelle perspective conceptuelle qui fut proposée en 1972 par Steven Jay Gould (disparu en 2002) et Nils Eldredge. Pour ces deux grands scientifiques américains, l’évolution procéderait de manière non continue avec de longues périodes de stagnation entrecoupées par de brusques et courtes périodes de transformation rapide menant à la formation de nouvelles espèces.
Cette théorie des « équilibres ponctués » pourrait ainsi rendre compte de plusieurs observations paléontologiques. Par exemple, celle de ces espèces fossiles qui varient très peu morphologiquement au cours de leur existence qui a pourtant duré plusieurs millions d’années. Ensuite, l’observation qui lui est souvent associée : celle d’une nouvelle espèce bien différenciée qui la supplantait subitement (en quelques dizaines de milliers d’années). Et surtout, l’absence de formes intermédiaires entre les deux. Cette absence peut alors s’expliquer par le faible effectif des populations intermédiaires qui n’ont pas eu le temps de laisser de traces fossiles considérant les conditions très rares que nécessite la fossilisation.
Plusieurs espèces semblent ainsi avoir évolué selon la dynamique des équilibres ponctués. Un débat important subsiste toutefois dans la communauté scientifique en ce qui concerne l’importance relative du gradualisme (dont on a aussi des exemples convaincants) et des équilibres ponctués.
Darwin considère que l’agent sur lequel agit la sélection naturelle est l’individu. Cette sélection naturelle agit très progressivement et, sur les temps géologiques, modifie peu à peu la population jusqu’à faire naître une nouvelle espèce. Ce processus lent et continu est la microévolution qui s’effectue de manière graduée dans le temps. Mais Gould, sans remettre en cause sur le principe la sélection naturelle et l’évolution des espèces, est venu profondément modifier et enrichir ce scénario darwinien en posant l’hypothèse de l’évolution par équilibre ponctué. Selon cette théorie, l’espèce se comporte comme un individu darwinien qui sera soumis à tous les éléments de la sélection naturelle, pourra supplanter d’autres espèces, en donner de nouvelles et disparaître à son tour.
Pour Gould, la sélection naturelle ne peut pas, à elle seule, déterminer toutes les formes prises par les espèces dans le processus de l’évolution. Elle agit en synergie avec deux autre facteurs majeurs : les gènes architectes (dits " gènes homéotiques "), qui canalisent le développement des organismes selon les mêmes grandes lignes dans la plupart des embranchements et la capacité de changement au cours du temps de la fonction adaptative. Gould a magistralement forgé et étayé un concept d’une grande richesse qui veut rendre compte de l’extrême diversité et complexité du vivant : la macroévolution.
Selon ce concept de macroévolution, les espèces forment, à côté des individus, des entités qui obéissent, à leur niveau d’organisation, à des processus propres de sélection, de dérive aléatoire ou de changement directionnel. Cette macroévolution spécifique se traduit par l’apparition, au niveau des espèces, de " propriétés émergentes " qui ne se réduisent pas à celles des organismes qui les constituent.
Ce concept de macroévolution vient d’être confirmé de manière éclatant par l’observation scientifique de l’évolution récente d’une espèce de lézards, Podacis Sicula, dont cinq couples ont été déposés en 1970 sur une petite île de l’Adriatique. Il s’agissait de voir comment cette espèce allait se comporter et s’adapter par rapport à l’espèce de lézards déjà présents sur cette île.
Des observations effectuées récemment ont montré, de manière très étonnante, que l’espèce transplantée comptait à présent plus d’un millier d’individus et qu’elle était devenue majoritairement végétarienne alors qu’elle était insectivore sur son île d’origine. Mais le plus étonnant est que, pour permettre cette mutation rapide vers un régime essentiellement végétarien, ces lézards ont développé, en quelques années, un nouvel organe de digestion leur permettant de dégrader et d’assimiler leurs nouveaux aliments.
L’intuition géniale de Gould et sa théorie de l’équilibre ponctuel se trouvent donc pleinement vérifiées. Mais comme dans la nature rien n’est simple, cela ne veut pas dire que toute l’évolution des espèces est gouvernée par le "ponctualisme" et fonctionne par "sauts", suivis de longue période de stagnation. Ce que Gould a montré de manière remarquable, élargissant, enrichissant et complexifiant la vision de Darwin, c’est que, dans certaines circonstances, sous l’effet de certaines pressions du milieu, une espèce avait, en tant que telle, la capacité d’évoluer très rapidement pour survivre et s’adapter à son nouvel environnement.
En fait, l’évolution des espèces semble se faire simultanément au niveau des individus et des espèces et à la fois de manière graduée et ponctuée, selon les périodes les espèces et les contraintes de l’environnement. En outre, l’évolution des espèces n’est pas obligatoirement irréversible et une espèce peut régresser à un stade antérieur si elle y trouve un avantage compétitif.
Exemple, les épinoches à trois épines du Lac Washington.
A l’origine, tous ces poissons étaient recouverts d’une carapace protectrice à épines qui avait progressivement disparu à mesure que les prédateurs de ce poisson se faisaient plus rares. Mais en 50 ans seulement, la moitié de ces poissons (contre 6 % en 1960) ont retrouvé leur armure complète car le nettoyage du lac a rendu l’eau beaucoup plus claire et les a rendus plus vulnérables aux prédateurs.
Gould aimait dire que " les bactéries sont les reines de la vie car elles ont vécu pendant trois milliards et demi d’années et sont plus diversifiées par leur biochimie que toutes les autres formes de vie ". Pour Gould, l’histoire de la vie et l’évolution des espèces ne doivent pas être ramenées uniquement à la notion de "progrès" mais d’abord examinées à la lumière de la fabuleuse diversification du vivant et de sa prodigieuse capacité d’adaptation et d’homéostasie.
Loin d’affaiblir ou d’infirmer la théorie de l’évolution de Darwin, comme l’ont prétendu pour des raisons idéologiques certains courants créationnistes, la théorie de Gould, qui n’a jamais contesté les principes d’évolution des espèces et de sélection naturelle, est au contraire venue enrichir, élargir et complexifier de manière remarquable la vision darwinienne en utilisant tous les nouveaux outils scientifiques disponibles et en introduisant les notions clés de contingence et de macroévolution.
Immense scientifique, esprit libre et ouvert, Gould a révolutionné notre vision et notre approche de la vie en alliant audace conceptuelle et rigueur scientifique et en montrant que le vivant avait développé non pas un mais plusieurs mécanismes fondamentaux d’évolution et d’adaptation qu’il utilisait conjointement ou alternativement au niveau des individus et des espèces, pour assurer sa survie, sa diversification et produire, de manière largement contingente, sa complexification.
Source:notre-planete.info
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